Chapitre trois
Le docteur Maturin avait connu de nombreux combats en mer, et malgré deux captures et un naufrage il n’avait encore jamais pris de mauvais coup, car en tant que chirurgien il passait la plupart du temps sous la flottaison, protégé des éclats de bois, mitraille et boulets, dans une sécurité relative, sinon un grand confort. Mais cette fois il avait été blessé trois fois, en trois endroits différents : d’abord, une poulie à talon, en tombant, l’avait renversé, puis un éclat déchiqueté d’orme, provenant des jottereaux du petit mât de hune, lui avait à demi dépouillé le crâne, et enfin, l’une des échardes de dix-huit pouces arrachées en pluie à la lisse du gaillard d’arrière du Worcester par un boulet de trente-deux livres s’était abattue sur ses pieds tandis qu’il gisait là, les perçant à travers ses pantoufles de feutre et leurs semelles. Blessures spectaculaires – pendant qu’on l’emportait en bas il laissait une trace sanglante –, mais sans gravité ; ses assistants le recousirent (Lewis, le plus âgé, était particulièrement habile à l’aiguille), et si la douleur était spécialement aiguë et insistante, la teinture de laudanum, remède favori de Stephen, y pourvoyait. Il pouvait à présent en absorber avec bonne conscience et la tolérance issue d’un long abus lui permettait de la boire à la pinte. Ce n’étaient donc pas les blessures, ni la perte de sang, ni la douleur, qui l’abattaient à ce point, mais plutôt le flot incessant des visiteurs.
Ses assistants le laissaient à peu près tranquille, sauf quand ils changeaient ses pansements, car non seulement il était un patient dangereux, têtu, obstiné et même violent lorsqu’on tentait de lui administrer des médicaments selon un système autre que le sien, mais il était aussi leur supérieur par le rang tant naval que médical, étant d’abord médecin et ensuite auteur de travaux fort estimés sur les maladies des marins, et officier fort apprécié du Sick & Hurt Board ; par ailleurs, il n’était pas plus logique qu’un autre et, en dépit de ses principes libéraux et de sa haine de toute autorité, capable d’une irritabilité tyrannique face à la potion gluante du petit matin. Mais il n’avait aucune autorité sur les passagers du Worcester, et pour eux le contrat social constituait un lien irrécusable. Le devoir leur commandait de rendre visite au malade, à moins qu’ils ne fussent malades eux-mêmes (et le pauvre Mr Davis était prostré par le moindre roulis ou tangage) ; ils n’avaient absolument rien d’autre à faire : tout au long de leur traversée nonchalante, presque sans vent et anormalement calme du golfe de Gascogne et leur descente de la côte portugaise, ils se succédèrent dans la salle à manger du capitaine où la bannette de Stephen avait été accrochée. Ils n’étaient d’ailleurs pas seuls. Ses vieux compagnons de bord, Pullings et Mowett, qui venaient s’asseoir près de lui chaque jour, étaient fort bienvenus ; mais tous les autres membres du carré venaient de temps à autre, sur la pointe des pieds, et proposaient des remèdes d’une voix basse et prévenante. Des hommes qui l’avaient écouté avec une attention pleine de respect quand il allait bien le conseillaient à présent sans la moindre vergogne ; et Killick traînait par là avec son bouillon fortifiant, les boissons concoctées par la femme du canonnier et des recettes de cuisine pour renforcer le sang. N’eût été le bienheureux opium qui lui permettait de planer parfois au-dessus de son irascibilité, ses sympathisants l’auraient poussé au tombeau, cousu dans un hamac avec deux boulets aux pieds, avant qu’ils n’aperçoivent le cap Rocca de Lisbonne ; car s’il parvenait à peu près à supporter la douleur, il avait toujours trouvé l’ennui mortel, et le commis, le capitaine d’infanterie de marine (des étrangers, pour lui) et deux des pasteurs radotaient sans fin. En dehors de l’inventeur du défécateur à double fond, dont il avait entendu l’histoire sept fois, ils n’avaient rien à dire, et ils le disaient pendant ce qui semblait des heures, tandis que son sourire, de plus en plus figé et durci, tournait au risus sardonicus.
Mais par trente-huit degrés de latitude nord il commença à se remettre ; l’irritabilité fiévreuse l’abandonna, il devint placide et doux, sa complaisance ne fut plus le résultat d’une extrême retenue. Il découvrit d’agréables qualités chez deux des hommes d’Église et le professeur Graham. Quand le cap Saint-Vincent apparut dans la brume par l’avant bâbord, il était assez bien pour qu’on le portât sur le pont dans tin fauteuil avec deux barres de cabestan amarrées sur les côtés, genre chaise à porteurs, afin de lui montrer le désert d’océan gris sur lequel le lieutenant Aubrey, Sir John Gervis et le commodore Nelson avaient vaincu une flotte espagnole grandement supérieure, le jour de la Saint-Valentin 1797. Et quand le Worcester fut amarré le long du nouveau môle de Gibraltar, pour embarquer des vivres frais et attendre l’épuisement du levanter, ce fort vent d’est qui l’empêchait de franchir le détroit pour pénétrer en Méditerranée, il se prélassa au soleil dans la galerie de poupe, ses pieds bandés sur un tabouret, un verre de jus d’orange frais en main, et le professeur Graham à ses côtés : car si l’Écossais était un être gris, assez affirmatif et sans humour, il avait beaucoup lu et à présent, ayant surmonté en partie sa réserve initiale, il se révélait un compagnon reconnaissant, un homme plein de talents et nullement ennuyeux. Stephen avait reçu la visite de plusieurs connaissances terriennes, dont la dernière lui avait apporté des spécimens de quatre cryptogames peu courants qu’il avait toujours eu envie de voir ; il les observait à présent avec tant de plaisir, tant d’intensité, qu’il ne répondit pas tout de suite à la question du professeur :
— Quelle était donc la langue que vous parliez avec ce monsieur ?
— La langue, monsieur ? dit-il avec un sourire – il se sentait d’humeur particulièrement aimable et même joyeuse : C’était du catalan.
Il avait été tenté de dire araméen, par manière de plaisanterie ; mais Graham était trop savant, trop fin linguiste pour avaler cela.
— Vous parlez donc le catalan, docteur, aussi bien que le français et l’espagnol ?
— J’ai passé une bonne partie de ma vie sur les rives de la Méditerranée, dit Stephen, et dans ma jeunesse malléable j’ai acquis une certaine connaissance des langages que l’on parle à son extrémité occidentale. Je ne possède cependant pas votre maîtrise de l’arabe et moins encore de votre turc, Dieu me pardonne.
— Pour revenir à notre bataille, dit Graham, ayant digéré cela, ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi le capitaine Aubrey a commencé par tirer ses boulets aux couleurs extraordinaires.
— Quant à cela, dit Stephen, souriant à l’idée que Graham se faisait d’une bataille (de leur noble balcon, ils voyaient s’étaler devant eux toute la baie, avec Algésiras sur la rive opposée, où il avait pris part à un vrai combat : cent quarante-deux blessés sur le seul Hannibal, sang et tonnerre toute la journée), vous devez savoir que dans leur sagesse les lords de l’Amirauté ont stipulé que pendant les six premiers mois de son armement aucun capitaine ne peut se permettre de tirer chaque mois plus de boulets que le tiers du nombre de ses canons, sous peine d’amendes et pénalités lourdes et nombreuses ; et après cela, seulement la moitié. Whitehall suppose que les marins savent d’instinct comment orienter leurs pièces avec précision et les faire tirer à toute vitesse cependant que le navire s’agite sur les vagues : les capitaines qui ne partagent pas cette aimable illusion achètent de la poudre s’ils en ont les moyens. Mais la poudre est chère. Une volée d’un navire de cette taille en use, je crois, quelque deux cents livres.
— Saperlote, dit Graham, profondément secoué.
— Saperlote, vraiment, monsieur, dit Stephen, et à un shilling dix pence la livre cela représente une somme considérable.
— Vingt, dix-neuf, cinq, dit Graham. Vingt livres, dix-neuf shillings et cinq pence.
— Vous comprendrez donc que les capitaines recherchent le meilleur marché pour leur poudre privée : celle-ci venait d’une fabrique de feux d’artifice – d’où les couleurs inhabituelles.
— Il n’y avait donc pas intention de tromper ?
— Est summum nefas fallere : la tromperie est une impiété grossière, mon cher monsieur.
Graham le regarda fixement, puis son visage gris et grave revêtit un sourire un peu artificiel, et il dit :
— Vous voulez badiner, sans doute. Mais les faux pavillons, les couleurs françaises, avaient certainement pour objet d’attirer l’ennemi plus près pour qu’il pût être plus facilement détruit ; et cela faillit réussir. Je m’étonne que nous n’ayons pas envoyé un signal de détresse, ou même prétendu nous rendre : cela les aurait fait venir encore plus près.
— Pour l’esprit naval, certains faux signaux sont plus faux que d’autres. Il existe en mer des degrés d’iniquité clairement délimités. Un officier de marine par ailleurs parfaitement honorable peut prétendre, par un symbole, qu’il est français, mais il ne peut pas prétendre que son navire a heurté un rocher, non plus qu’il ne peut amener ses couleurs et ensuite reprendre le combat, sous peine de blâme universel. Il serait l’objet de la répréhension du monde entier – du monde maritime.
— La fin recherchée est la même dans l’un et l’autre cas, la tromperie égale. Je n’hésiterais certainement pas à hisser toutes les couleurs du spectre si cela devait avancer de cinq minutes la chute de cet homme maudit. Je veux parler de celui qui s’est proclamé empereur des Français. La guerre est le temps de l’action efficace, non des bons sentiments, non plus que du partage des mérites relatifs de la contrefaçon et des simulacres.
— C’est illogique, je l’admets, dit Stephen, mais telle est la loi morale selon l’esprit naval.
— L’esprit naval, dit Graham, saperlote.
— L’esprit naval a sa propre logique, dit Stephen, et peut désobéir à bon nombre des règles de la guerre avec bonne conscience – jurer est défendu, par exemple, et pourtant nous entendons quotidiennement un langage grossier, outrancier, et même obscène ou blasphématoire. De même, les coups de badine, ou de garcette, comme nous disons, aux hommes qui semblent se déplacer trop lentement, mais vous en verrez parfois sur ce navire, qui est pourtant plus humain que beaucoup. Toutefois, toutes ces transgressions et bien d’autres telles que le vol des réserves, que nous appelons cappabar, ou la négligence des fêtes religieuses, ne sont portées que jusqu’à des limites traditionnelles et bien déterminées, au-delà desquelles il est mortel d’aller. La loi morale des marins peut sembler étrange aux terriens, et même parfois fantasque ; mais, comme nous le savons tous, la raison pure ne suffit pas, et même si leur système est illogique, il leur permet de conduire ces machines d’une énorme complexité d’un point à un autre, en dépit des éléments, souvent turbulents, souvent contraires, toujours humides et capricieux.
— C’est pour moi source perpétuelle d’émerveillement qu’ils arrivent si souvent, dit Graham, et je me souviens de ce qu’un ami à moi écrivait à ce propos. Ayant dûment reconnu la complexité de la machine, comme vous l’observez si justement, l’infinité de cordes et cordages, les voiles, les diverses forces qui agissent sur elles et l’habileté nécessaire pour manier le tout, en dirigeant le vaisseau dans la direction désirée, il poursuivait comme ceci : quelle pitié qu’un art si important, si difficile, et si intimement occupé de lois invariables de nature mécanique, soit possédé de telle sorte par ses détenteurs qu’il ne peut s’améliorer mais doit mourir avec chaque individu. N’ayant pas les avantages d’une éducation préalable, ils ne peuvent organiser leur pensée ; à peine peut-on dire qu’ils pensent. Ils peuvent moins encore exprimer ou communiquer à d’autres la connaissance intuitive qu’ils possèdent ; et leur art, acquis par la seule habitude, est peu différent d’un instinct. Nous ne sommes pas plus autorisés à attendre une amélioration ici que dans l’architecture de l’abeille ou du castor. L’espèce ne peut s’améliorer.
— Peut-être votre ami fut-il malheureux dans ses connaissances maritimes, dit Stephen avec un sourire, aussi malheureux qu’il l’est dans ses références à l’abeille et à sa construction, dûment reconnue par tous les mathématiciens comme géométriquement parfaite et donc non susceptible d’amélioration. Mais laissons l’abeille de côté ; j’ai pour ma part navigué avec des marins qui non seulement s’activaient à améliorer l’architecture de leurs machines et l’art de les conduire, mais ne cherchaient qu’à communiquer la connaissance qu’ils possédaient. Que de récits n’ai-je pas entendus des rubans du capitaine Bentinck, ou plutôt de ses haubans, et de ses routes triangulaires, du nouveau gouvernail du capitaine Pakenham, du mât de fortune du capitaine Bolton, de l’amélioration des araignées, des culs de porc, des queues de rat, du renard et des boudins…
— Des boudins, mon cher monsieur ! s’exclama Graham.
— Boudins, ou bourrelets. On les barrotte sur les pescars tribord, pour l’allure du près largue.
— Les pescars tribord… le près largue, dit Graham. (Avec un soupçon d’appréhension Stephen se souvint que le professeur avait une mémoire remarquable, capable de citer de longs passages en nommant le tome, le chapitre et même la page d’où ils étaient tirés.) Mon ignorance m’est douloureuse. Vieux marin expérimenté, vous comprenez toutes ces choses, bien entendu.
Stephen s’inclina et poursuivit, mais en restant sur un terrain un peu moins périlleux :
— Sans même parler des innombrables dispositifs pour mesurer la vitesse du vaisseau à travers l’eau à l’aide de pales rotatives ou de la pression de l’océan circumambiant – des machines aussi ingénieuses que le défécateur à double fond. Cela me rappelle : s’il vous plaît, quelles sont les qualifications nécessaires pour un homme d’Église anglican, quel séjour en séminaire, quelles études théologiques ?
— Je pense qu’il a dû obtenir son diplôme dans l’une des universités, et il a certainement trouvé un évêque disposé à l’ordonner. Mon impression est que l’on n’exige rien de plus – pas de séminaire, pas d’études théologiques –, mais je suis sûr que vous en savez plus sur l’organisation anglicane que moi car je suis, comme tant de mes compatriotes, presbytérien.
— Non pas, car comme tant des miens, je suis catholique.
— Vraiment ? Je supposais que tous les officiers de la Navy étaient obligés de renier le pape !
— Ils le sont en effet, les officiers brevetés : mais les chirurgiens sont nommés par un mandat du Navy Board. Je n’ai rien renié, ce qui est un soulagement, sans aucun doute ; mais par ailleurs si je ne renonce pas à 1evêque de Rome, je ne peux guère espérer devenir amiral et hisser ma marque. Les sommets de l’ambition navale me sont interdits.
— Je ne comprends pas. Sans doute un gentilhomme du domaine de la physique ne saurait espérer devenir amiral ? Mais vous vous plaisez à être facétieux, je n’en doute pas.
Les facéties ne plaisaient pas au professeur Graham. Il eut l’air quelque peu offensé, comme si l’on s’était moqué de lui, et prit congé peu après.
Mais il revint l’après-midi suivant : Stephen et lui observaient à présent le Rocher à courte portée, le Worcester ayant été délogé pour faire place au Brunswick et au Goliath, et Pullings l’ayant tourné l’arrière au quai pour que l’on puisse gratter et peindre son flanc tribord. C’était l’un de ces jours où quelque qualité particulière de la lumière, au-delà du simple éclat du soleil, fait briller et chanter les couleurs : une fanfare militaire jouait sur l’Alameda, ses cuivres luisant comme l’or sous la tente, tandis qu’à travers les jardins et du haut en bas de la Grande Parade s’écoulait une foule aimable, habits rouges, jaquettes bleues, et une extraordinaire diversité de vêtements civils d’Europe, du Maroc, des provinces turques, d’Afrique, de Grèce et du Levant et même de bien plus loin dans l’est. Les turbans blancs et les robes bleu-gris pâle des coptes de Tanger, le rouge sombre et les larges chapeaux de paille des Berbères, le noir des juifs de Barbarie circulaient parmi les poivriers, mêlés à des Maures et des nègres de haute taille, à des marins des îles grecques en jupe plissée, à des Catalans en bonnet rouge et à de petits Malais en vert. Sur le bastion Jumper se trouvait un groupe des jeunes messieurs du Worcester, quelques-uns longs et maigres, d’autres vraiment très petits, et Stephen crut remarquer qu’ils étaient rassemblés autour d’un chien monstrueux ; mais quand ils s’écartèrent, il apparut que la créature était un veau, un jeune taureau noir. D’autres Worcesters erraient parmi les géraniums et les ricins : c’étaient les groupes choisis de permissionnaires, ceux qui avaient eu le temps et la prévoyance de se fournir de chapeaux blancs ou vernis noirs à coiffe peu profonde avec le nom du navire brodé sur le ruban, de jaquettes bleu clair à boutons de cuivre, de pantalons de toile d’un blanc immaculé et de petits souliers ; chacun avait dû passer l’inspection du maître d’armes, car si le Worcester n’était pas encore un navire remarquable, Pullings était très jaloux de sa réputation et il agissait selon le principe que l’apparence de vertu peut induire sa présence réelle. Peu d’entre eux étaient déjà ivres et la plupart de leur hilarité – clairement audible à un demi-mille – était pure gaieté. Derrière eux, derrière cette foule bigarrée, s’élevait le rocher gris et fauve, vert seulement à sa bordure inférieure, et au-dessus de sa longue crête, l’étrange brouillard ou nuage suscité par le levanter, un nuage qui venait se dissiper dans la lumière éclatante de la face occidentale. Stephen avait dans sa lunette le mont Misery, où sur le ciel blanchâtre se découpait nettement un singe : haut, très haut au-dessus du singe, un vautour planait dans le vent. Stephen et le singe observaient l’oiseau.
Le professeur Graham se racla la gorge.
— Docteur Maturin, dit-il, j’ai un cousin qui occupe un poste confidentiel auprès du gouvernement : il est chargé du rassemblement d’informations plus dignes de confiance que les journaux, ou les rapports commerciaux ou même consulaires, et il m’a demandé de rechercher des gentilshommes qui pourraient l’assister. Je ne connais guère ces choses – elles sont très en dehors de ma province –, mais il me semble qu’un médecin, possédant les langages méditerranéens, avec de nombreuses relations éparpillées sur ces rivages, serait particulièrement approprié pour un tel objet, par-dessus tout s’il était de conviction romaine ; car il semble que la plupart des collègues de mon cousin sont des protestants, et il est évident qu’un protestant ne saurait entrer dans l’intimité des catholiques aussi bien qu’un coreligionnaire. Permettez-moi d’ajouter que mon cousin dispose de fonds considérables.
Le singe lointain montra le poing au vautour : l’énorme oiseau pivota et, planant de côté, traversa le détroit pour rejoindre l’Afrique sans un mouvement d’ailes – un vautour fauve, observa Stephen avec satisfaction quand la couleur apparut dans le virage.
— Eh bien, quant à cela, dit-il en déposant sa lunette, il me semble que je ne ferais qu’une bien pauvre source d’information. Même dans une petite ville – et vous devez avoir remarqué à quel point un navire ressemble à une petite ville surpeuplée avec sa hiérarchie, ses habitants qui se connaissent tous, ses promenades et ses lieux de rafraîchissement propres à chaque classe, ses commérages perpétuels –, même dans une ville un homme de médecine s’éloigne rarement. Mais un navire est une ville qui transporte ses murailles avec elle, où qu’elle aille. Un chirurgien de marine est lié à son poste, et même quand le navire est au port, il est encore fort occupé avec ses patients et ses paperasses, de sorte qu’il ne voit guère du pays ou de ses habitants. Oh, c’est vraiment grande pitié que de voyager si loin et de voir si peu.
— Mais pourtant, sûrement, monsieur, vous descendez sur la terre ferme, de temps à autre ?
— Pas du tout aussi souvent que je le souhaiterais, monsieur. Non. J’ai peur de ne pouvoir être de grande utilité à votre cousin ; et d’ailleurs la dissimulation nécessaire, les cachotteries, le manque de franchise, je dirais même la duplicité indispensable dans une telle entreprise seraient profondément répugnantes. Mais, à présent que j’y pense, est-ce qu’un aumônier naval ne répondrait pas tout à fait à vos fins ? Il a beaucoup plus de temps à passer à terre. Voici nos compagnons de bord cléricaux, voyez-vous, qui se promènent, libres comme l’air, avec d’autres de leur espèce. Là, juste à côté du dragonnier. Non, mon cher monsieur, ceci est un platane commun : à droite des palmiers dattiers – le dragonnier, pour l’amour de Dieu.
Dans l’ombre verte du dragonnier, douze ecclésiastiques se promenaient, six du Worcester, six de la garnison, tous bien rasés, admirant avec discrétion les barbes majestueuses, arabes, juives et berbères qui les entouraient sur la parade.
— Nous disons adieu à tous sauf l’un d’entre eux, observa le professeur Graham. Le carré semblera étrangement désert.
— Vraiment, dit Stephen, cinq d’un coup ? J’avais entendu dire que Mr Simpson et Mr Wells devaient nous quitter, Goliath et Brunswick étant arrivés, mais que deviendront les autres, et qui doit rester ?
— Mr Martin doit rester.
— Mr Martin ?
— Le monsieur borgne. Et Mr Powell et Mr Comfrey vont directement à Malte avec le navire avitailleur, là-bas.
— Le chébec, ou la polacre ?
— Le navire de droite, dit Graham un peu agacé. Le navire si affairé, avec des marins grimpant dans les mâts. Et Mr Davis a décidé de rentrer, par la terre, aussi loin qu’il pourra. Il juge que la mer ne convient pas à sa constitution et cherche actuellement un moyen de transport approprié.
— Il a tout à fait raison, sûrement : pour un homme de son âge et dans son état de santé, il serait mortel de rester enfermé dans un habitat confiné, humide et malaisé, avec un air trop rare ou si abondant que l’on en est tout entier assailli et meurtri ; sans même parier de l’humidité tombante, si fatale à quiconque a passé le climatère. Non : pour aller en mer, un homme doit avoir la jeunesse, une santé impavide et l’estomac d’une hyène. Mais j’espère que le pauvre monsieur pourra assister au dîner d’adieu ? De grands préparatifs sont en cours, me dit-on. Le capitaine viendra et j’attends moi-même le festin avec impatience. Je suis las des œufs et du lait caillé, et ce scélérat – montrant du menton Killick qui cognait des chaises dans la grand-chambre derrière eux avant de faire entrer une équipe de manieurs de fauberts pour transformer l’endroit en un désert humide et impeccable – ne me donne rien d’autre.
Mr Davis ne put assister : il était dans une diligence espagnole, avec huit mules l’emportant aussi vite qu’elles le pouvaient loin de tout ce qui se rattache à la mer. Mais il avait envoyé ses excuses, ses compliments, ses remerciements et tous ses vœux, et ils occupèrent sa chaise avec un jeune second maître maigre et méritant nommé Honey, Joseph Honey. Quand les cloches des églises de Gibraltar sonnèrent l’heure, le capitaine Aubrey pénétra dans le carré encombré d’habits bleus, d’habits rouges et d’habits noirs. Son premier lieutenant l’accueillit et lui proposa un verre de bière.
— Je crains que la compagnie ne soit pas tout à fait complète, monsieur, dit-il, et il se retourna pour adresser des signes cabalistiques au valet du carré.
— Se pourrait-il que le docteur soit en retard ? demanda Jack. Mais au moment où il disait ces mots on entendit un piétinement étouffé, deux ou trois horribles jurons, et Stephen entra sur ses pieds bandés, soutenu aux coudes par son valet, un soldat de peu d’esprit mais docile et de bonne nature, et Killick. Ils l’accueillirent, non par une acclamation car la présence du capitaine les contraignait, mais avec beaucoup d’entrain et, tandis qu’on s’asseyait, Mowett dit en lui souriant à travers la table :
— Vous avez merveilleusement bonne mine, cher docteur, je suis heureux de le voir. Mais cela n’a rien d’étonnant, car « La calamité môme, quand la pensée l’épure/Peut adorner l’esprit d’une inspiration pure. »
— Comment vous pouvez supposer que le mien a besoin d’ornements, je ne saurais le dire, Mr Mowett, dit Stephen. Vous avez à nouveau caressé votre muse, me semble-t-il ?
— Vous vous souvenez de ma faiblesse, monsieur ?
— Certainement, et pour vous le prouver, je vous répéterai quelques lignes que vous composâtes lors de notre premier voyage ensemble, notre premier armement :
« Art sacré de Maron, capte par ta puissance
D’un cœur compatissant l’aimable bienveillance ;
Alors j’exprimerai en mots inimitables
Des côtes sous le vent l’horreur épouvantable. »
« Très bien, excellent, il a raison, il a raison », s’écrièrent plusieurs officiers, qui tous avaient connu l’horreur épouvantable, non pas une fois mais plusieurs.
— Voilà ce que j’appelle de la poésie, dit le capitaine Aubrey. Pas de ces maudites, de ces minables divagations à propos d’amoureux et de vierges et de prés fleuris. Et puisque nous en sommes aux calamités et aux côtes sous le vent, Mowett, récitez-nous le morceau sur le malheur.
— Je ne suis pas sûr de m’en souvenir très bien, monsieur, dit Mowett, tout rougissant à présent que la table entière le regardait.
— Oh mais si, certainement, le morceau où l’on dit qu’il renforce l’audace – la patience qui tient bon, vous savez bien : je le fais réciter à mes filles.
— Eh bien, monsieur, si vous insistez, dit Mowett en reposant sa cuiller à soupe.
Son expression naturelle, aimable et joyeuse, fit place à un air grave et solennel ; il fixa du regard la carafe et déclama, d’une voix étonnamment forte :
« Que le malheur, mon âme, renforce ton audace ;
Arme ta patience, tiens bon, point ne te lasse !
Et cette patience nourrira ta sagesse
Au fil du cours des ans s’enrichissant sans cesse
Alors naît le succès, alors point l’espérance,
Et renommée, enfin, sera ta récompense. »
Sous les applaudissements des convives et tandis que la soupe laissait place à un énorme plat de langoustes, Mr Simpson, assis aux côtés de Stephen, dit :
— Je n’avais pas idée que ces messieurs de la Navy caressaient la muse.
— Ne le saviez-vous pas ? Pourtant, Mr Mowett n’a d’exceptionnel que la puissance et l’ampleur de son talent ; et quand vous serez sur le Goliath vous trouverez le commis, Mr Cole, et l’un des lieutenants, Mr Miller, qui envoient souvent des poésies à la Naval Chronicle et même au Gentleman’s Magazine. Dans la Navy, monsieur, nous buvons aussi souvent que nous le pouvons à la source castalienne.
Ils burent aussi des liqueurs plus capiteuses, et si le carré du Worcester, étant pauvre, ne pouvait s’offrir que le déplorable et rugueux vin local, il y en avait en quantité ; et ce fut tant mieux, car après cette entrée en matière animée, le dîner approcha dangereusement du pot au noir : ceux qui n’avaient pas encore navigué avec le capitaine Aubrey étaient un peu impressionnés par sa réputation, sans même parler de son rang, tandis que la présence de tant de pasteurs exigeait de tous un assez haut degré de décorum. Et même les remarques sur la manière démodée dont le Brunswick portait sa voile d’étai de perroquet de fougue sous la grand-hune étaient déplacées dans une compagnie où tant de personnes n’auraient pu distinguer voile d’étai et brigantine. Les plus jeunes officiers restaient muets et mangeaient avec application ; Somers s’attaqua au vin, et bien qu’il en ait dit du mal comme toute personne habituée à un bordeaux décent, il en but beaucoup ; le capitaine d’infanterie de marine se lança dans le récit d’une étrange aventure qui lui était arrivée à Port of Spain mais, se rendant compte que la fin scabreuse ne correspondait en rien à l’occasion, fut obligé de la conduire à une conclusion pitoyablement boiteuse, et sans objet, quoique décente. Gill, le maître, s’efforçait de surmonter sa mélancolie profonde mais sans pouvoir faire beaucoup mieux qu’un regard brillant, attentif, un sourire figé ; Stephen et le professeur Graham s’étaient retirés dans leur contemplation privée ; et pendant que l’assemblée dévorait son mouton, on n’entendit guère autre chose que le bruit de mâchoires puissantes, quelques remarques bien intentionnées mais mal informées du capitaine Aubrey sur la dîme, et une explication détaillée du fonctionnement du défécateur à double fond, tout en bas de la table.
Mais Pullings fit tourner les bouteilles avec plus d’ardeur que jamais, en s’exclamant :
— Professeur Graham, buvons ensemble, monsieur ; Mr Addison, je bois à la santé de votre nouvelle paroisse flottante ; Mr Wells, je vous souhaite bonne navigation sur le Brunswick, cul sec, monsieur.
Jack et Mowett l’appuyèrent et quand le dessert arriva, la température de la réunion était parvenue un peu plus près de ce que Pullings espérait.
Le dessert était un « spotted dog », le favori de Jack : un pudding blanc tacheté de noir par les pruneaux comme un dalmatien, et digne d’un vaisseau de ligne, porté par deux hommes robustes.
— Dieu me bénisse, s’exclama Jack avec un regard de tendresse pour ses flancs luisants, un peu translucides, un chien tacheté !
— Nous avons pensé que cela vous plairait, monsieur, dit Pullings. Permettez-moi de vous en trancher une part.
— Savez-vous, monsieur, dit Jack au professeur Graham, que ceci est le premier pudding décent que l’on me sert depuis que j’ai quitté la maison. Par quelque malchance on a négligé d’embarquer la graisse de rognon de veau, et vous conviendrez avec moi qu’un pudding n’est que moquerie, sépulcre blanchi, sans graisse de rognon de veau. Il y a un art dans le pudding, c’est certain, mais qu’est-ce qu’un art sans graisse de rognon de veau ?
— Qu’est-ce, effectivement, dit Graham. Mais il y a aussi des boudins dans l’art, si j’ai bien compris, dans l’art de diriger un navire. Hier à peine j’ai appris à ma grande surprise que vous barrottez les boudins sur les pescars tribord, pour naviguer au près largue.
La surprise de Graham n’était rien au regard de celle du carré. « Au près largue ? dirent-ils, les pescars ? Pescars tribord ? » Le pudding de Jack lui resta coincé dans la gorge un moment avant qu’il comprenne que quelqu’un s’était moqué de la crédulité du professeur, plaisanterie traditionnelle et fort ancienne dans la marine, infligée fréquemment aux jeunes messieurs nouvellement arrivés, à lui-même il y avait bien longtemps, et par Pullings et Mowett au docteur Maturin quelques années auparavant ; mais jamais, à sa connaissance, à un homme aussi éminent que Graham.
— Nous avons des boudins, monsieur, c’est vrai, dit-il en avalant son dessert, et en grand nombre. Il y a ces guirlandes de cordages effilés et rentrés les uns dans les autres que nous serrons autour du grand-mât et de la misaine, juste au-dessous des drosses, avant le combat, pour éviter que les vergues ne tombent ; et puis il y a le boudin à l’étrave d’un canot, qui sert de pare-battage ; et les boudins que nous posons sur l’organeau des ancres pour éviter l’usure. Mais quant aux pescars, je crains que quelqu’un ne se soit moqué de vous. Cela n’existe pas.
Les mots étaient à peine sortis de sa bouche qu’il eût voulu les reprendre : il connaissait extrêmement bien Stephen et cette expression détachée, rêveuse ne pouvait indiquer qu’une conscience coupable.
— À moins, ajouta-t-il très vite, qu’il ne s’agisse d’un terme archaïque. Oui, en fait je pense…
Mais il était trop tard. Le capitaine Harris, de l’infanterie de marine, expliquait déjà « au près largue ». À l’aide d’un morceau de pain frais de Gibraltar et de flèches tracées avec le vin il montrait le navire serrant la brise du plus près possible : « … et voilà ce que l’on appelle naviguer au près, ou au plus près comme les marins disent dans leur jargon ; alors que largue, c’est quand le vent souffle non pas tout à fait de derrière mais, disons, de la hanche, comme ceci. »
— Suffisamment loin par l’arrière du travers pour que les bonnettes portent, dit Whiting.
— Vous voyez donc, poursuivit Harris, qu’il est tout à fait impossible de naviguer à la fois près et largue. C’est une contradiction de termes.
L’expression lui plut et il répéta « une contradiction de termes ».
— Nous disons effectivement « près et largue », dit Jack, nous disons qu’un navire navigue bien près et largue quand il peut à la fois serrer le vent de près au besoin et marcher vite quand il est largue. C’est sans aucun doute ce que voulait dire votre informateur.
— Je ne crois pas, monsieur, dit Graham. Je pense que votre première supposition était la bonne. On s’est moqué de moi. Je suis satisfait. Je n’en dirai pas plus.
Il n’avait pas l’air satisfait ; au contraire, il avait l’air profondément mécontent en dépit d’un aspect de complaisance formelle. Mais il n’en dit pas plus, pas plus du moins au docteur Maturin, sauf en une occasion. Le dîner suivit son cours, le vin fit son œuvre, et quand le porto fut sur la table le carré résonnait du bruit confortable d’une réception se déroulant bien, de rires et de conversations animées ; les jeunes officiers avaient retrouvé leur langue – loquacité décente – et l’on proposa des devinettes ; Mowett fournit aimablement un morceau traitant de brise légère par l’arrière du travers, qui commençait par :
« Les voiles capricieuses en poses suppliantes
Exhibent tous leurs charmes à l’inconstant zéphyr ;
Les bonnettes déploient leurs ailes caressantes
Et les voiles d’étai se gonflent en long soupir. »
Et Stephen, conscient qu’il s’était mal conduit mais aussi du fait que sa mauvaise conduite avait été découverte, profita d’une pause entre deux chansons pour dire qu’à moins que le vent fût favorable demain, il avait l’intention de descendre à terre pour acheter une corneille à l’échoppe du juif de Mogador, fameux pour ses oiseaux de toutes sortes y compris les corneilles, « pour voir s’il était vrai que ces oiseaux vivent cent vingt ans » – petite plaisanterie pâle et chétive mais qui faisait rire le monde depuis deux mille cinq cents ans. Elle fit rire aujourd’hui, après quelques instants de réflexion ; mais le docteur Graham dit :
— Il est bien peu probable que vous viviez aussi longtemps vous-même, docteur Maturin ; un homme déjà si avancé en âge et avec de telles habitudes ne saurait prétendre atteindre un tel nombre d’années. Cent vingt ans, vraiment !
Ce furent les derniers mots qu’il dit à Stephen jusqu’à ce que le Worcester mette à la cape devant Port Mahon à Minorque, après avoir quitté Gibraltar dès l’instant où le vent passa suffisamment au nord de l’est. La brise était à présent portante pour entrer dans Mahon mais rien, pas même son respect pour l’érudition et sa considération pour le professeur Graham, n’aurait pu conduire Jack à pénétrer dans cette longue rade, facile d’entrée mais diaboliquement difficile à quitter sauf avec brise de nord. Il avait vu souvent des vaisseaux de ligne bloqués là par le vent, autrefois, quand lui-même, avec son petit brick très marin, parvenait juste, mais tout juste, à sortir au louvoyage ; et avec l’escadre de l’amiral Thornton à deux jours de mer si la brise tenait, il n’avait pas l’intention de perdre une minute, en fût-il supplié à genoux par un chœur de vierges. Le Worcester mit donc en panne au large du cap Mola et Mr Graham fut descendu dans un canot, mais au moins on lui consentit le confort relatif de la pinasse. Il lança à Stephen un froid « Bien le bonjour » et s’en fut.
Stephen regarda la pinasse hisser sa voile et se hâter sur le clapot bref, aspergeant ses occupants à chaque plongeon et les trempant fréquemment. Il était désolé d’avoir offensé Graham, homme énergique, intelligent, sans rien du savant cloîtré et jamais ennuyeux. Mais un tel degré de ressentiment manquait d’amabilité et il le vit partir sans trop de regrets. « Et de toute manière, se dit-il, il ne pensera plus jamais à moi en tant qu’agent d’intelligence potentiel, et moins encore réel, sainte mère de Dieu. »
— Des puffins ! s’exclama une voix près de lui. Sûrement il ne peut y avoir de puffins ici ?
Stephen se retourna et vit Mr Martin, le dernier pasteur restant, le plus maigre et le plus terne des deux hommes de lettres.
— Bien sûr que ce sont des puffins, dit-il, ne nichent-ils pas dans les trous du cap Mola, là-bas ? Bien sûr, ils sont moins nettement blanc et noir que ceux de l’Atlantique mais ce sont bien des puffins – la même voix, la nuit, dans leur terrier, le même œuf blanc solitaire, le même poussin affreusement obèse. Voyez comme ils tournent avec la vague ! Bien sûr que ce sont des puffins. Vous avez étudié les oiseaux, monsieur ?
— Autant que je l’ai pu, monsieur. Ils ont toujours été mon grand régal. Mais depuis que j’ai quitté l’université, j’ai eu fort peu de loisirs, peu d’occasions de lire, et je n’ai jamais été à l’étranger.
Avec sa blessure et la surabondance d’ecclésiastiques, Stephen n’avait pratiquement eu aucun contact avec Mr Martin, mais à présent son cœur s’ouvrit à ce jeune homme qui partageait sa passion, qui avait appris beaucoup de choses et qui avait pavé ses connaissances de longs voyages à pied, de nuits passées dans les étables, meules de foin, bergeries et même prisons quand on le prenait pour un braconnier, et de la perte d’un œil détruit par une chouette. « Le pauvre oiseau ne voulait que protéger sa couvée : comment aurait-il pu savoir que je ne lui voulais pas de mal – j’étais coupable de mouvements abrupts. Par ailleurs, c’est assez pratique lorsqu’on regarde à la lunette de ne pas avoir à fermer l’autre œil. » Ils échangèrent des récits d’outardes, de balbuzards, d’échasses, de courvites isabelle ; et Stephen décrivait le grand albatros avec un entrain approchant l’enthousiasme quand il entendit le capitaine Aubrey dire d’un ton de fort déplaisir : « Larguez le petit hunier. Donnez-lui un coup de canon. »
C’était la conduite de la pinasse, retour de Mahon, qui provoquait ses remarques. Aux yeux de Stephen elle semblait revenir assez bien, au louvoyage, virant avec netteté de temps à autre, mais il était clair, d’après le visage des autres officiers présents sur le gaillard, que Mr Somers ne manœuvrait pas le canot à leur satisfaction. À un moment, ils agitèrent tous la tête à l’unisson, les yeux froncés et désapprobateurs et effectivement, quelques instants plus tard, un espar fut emporté – un espar qui pourrait être remplacé à Malte, mais pas beaucoup plus près. Quand la pinasse vint bord à bord dans un craquement sinistre, le capitaine Aubrey dit :
— Mr Pullings, je souhaite voir Mr Somers dans la chambre, et il s’éloigna.
Somers sortit de la chambre dix minutes plus tard, rouge et renfrogné. Le gaillard était encombré d’officiers et de jeunes messieurs qui regardaient Minorque décroître par la hanche bâbord tandis que le navire faisait route au nord-est pour son rendez-vous avec l’amiral : un coup d’œil leur montra l’état d’esprit de Somers et tous évitèrent soigneusement son regard tandis qu’il faisait les cent pas un moment avant de descendre.
Il était toujours d’une humeur grincheuse et rancunière quand le carré se réunit pour souper, et ils s’efforcèrent de l’égayer. Depuis longtemps tous les marins présents savaient qu’il n’avait rien d’un homme de mer, mais ils étaient conscients de l’importance de bonnes relations dans une petite collectivité entassée, où l’on était toujours les uns sur les autres sans possibilité de s’écarter pendant toute la durée de l’armement ; toutefois Somers ne voulut pas se laisser entraîner à un état d’esprit plus heureux. Nul ne savait où il avait servi son temps, mais c’était probablement à bord d’un navire qui n’observait pas les conventions que tous avaient toujours connues, et dont l’une était que toute dissension sur le pont soit oubliée – du moins, prétendument oubliée – à table. Vers la fin du repas il fit un effort de conversation, bavardant avec Mr Martin et le plus jeune des lieutenants d’infanterie de marine, Jackson, qui l’admirait pour sa beauté, sa richesse relative et ses relations : sans mentionner le moindre nom il leur expliqua la différence, telle qu’il la voyait, entre les capitaines boscos et les capitaines gentilshommes, les premiers étant ceux qui prêtaient la plus grande attention aux devoirs mécaniques, domaine des simples mariniers, les seconds étant l’âme véritable de la Navy, hommes fougueux qui laissaient de telles choses à leurs inférieurs, réservant toutes leurs énergies pour une direction générale supérieure et pour le combat, dans lequel ils conduisaient leurs hommes (qui les respectaient, et les adoraient presque) de manière incomparable. Son enthousiasme pour les gentilshommes atteignit presque le niveau de celui de Stephen à propos de l’albatros – le menu peuple reconnaissait instinctivement le sang et en acceptait la supériorité, il savait qu’un homme d’ancienne lignée était en quelque sorte d’une autre essence, et pouvait le distinguer immédiatement, comme s’il portait un halo. Le jeune Jackson abonda dans son sens, applaudissant ses envolées, jusqu’au moment où il jeta un coup d’œil autour de la table et vit les visages graves de ses compagnons : un certain doute l’envahit et il fit silence. À ce moment, Somers était trop ivre pour le remarquer, ou pour faire attention à la conversation forte et déterminée qui noya sa voix. Il était en fait ivre à tel point, même pour la marine, qu’il fallut le porter dans sa couchette : c’était assez habituel et comme il n’avait pas de quart à prendre cette nuit, nul ne fit de commentaire (le commis était rituellement réduit au silence à l’extinction des feux, bien que le Worcester ne fût nullement considéré comme un navire où l’on buvait beaucoup). Mais son état le lendemain matin n’avait rien d’habituel : il était si mal en point que Stephen, ayant prescrit trois drachmes de baume de Lucatellus, lui dit qu’il pouvait parfaitement décliner l’invitation à dîner du capitaine, pour raison de santé. Somers manifesta une gratitude touchante des attentions du docteur Maturin et quand il s’éloigna, Stephen se dit qu’il avait souvent connu des hommes arrogants et suffisants en public – des hommes ayant peu de tact social instinctif – mais assez agréables avec un seul compagnon. Il fit cette réflexion sur un ton général à Mr Martin : assis sur la dunette sous un ciel sans nuage après leur dîner avec le capitaine, ils observaient la mer d’un bleu pur mouchetée de blanc et les différentes mouettes errant dans son sillage ; mais Martin était trop occupé de l’outarde, la grande outarde d’Andalousie achetée à Gibraltar, plat principal du dîner, pour donner plus qu’un assentiment poli avant de revenir à cette noble volaille.
— Et dire que j’ai couché trois nuits dans une hutte de berger sur la plaine de Salisbury – une hutte sur roues – dans l’espoir d’en voir une à l’aube, sans même parler de mes veillées dans le Lincolnshire, et que j’en ai trouvé, un coq, sur mon assiette au cœur de l’océan ! C’est tout à fait comme un rêve.
Il était aussi plein d’enthousiasme pour la Navy : tant d’amabilité chez le capitaine, tant d’hospitalité cordiale, rien de la distance formelle, froide et hautaine qu’il avait été conduit à escompter. Et ces messieurs du carré étaient si amicaux et pleins d’égards ; il ne pourrait jamais rendre un trop grand hommage à l’amabilité de Mr Pullings et de Mr Mowett. Les autres officiers avaient été fort bons pour lui, eux aussi, tandis que le confort de sa petite cabine, en dépit de l’énorme canon, et le… il pourrait presque dire le luxe de leur chère, avec du vin tous les jours, l’étonnaient infiniment.
Stephen jeta un coup d’œil pour voir s’il parlait avec ironie, mais ne put détecter qu’honnête plaisir et satisfaction, ainsi qu’un éclat rosé né du porto du capitaine Aubrey.
— C’est vrai, nous avons de la chance avec nos compagnons de bord, observa-t-il, et j’ai remarqué que beaucoup d’officiers de marine, non, la majorité, sont de la même race joviale, libérale et de bonne nature. Les fats sont rares ; les hommes de lecture ne sont pas inconnus. Pourtant, du point de vue physique la vie navale est généralement représentée comme faite d’épreuves, d’inconfort et de privations.
— Tout est relatif, dit Martin, et peut-être que quelques années de vie dans une mansarde ou une cave et de travail pour les libraires ne sont pas une mauvaise préparation pour la Navy. Quoi qu’il en soit, c’est la vie qu’il me faut.
Aussi bien comme naturaliste que comme être social, je suis…
— Excusez-moi, messieurs, dit le capitaine des hommes du gaillard d’arrière, montant l’échelle de poupe suivi d’une horde de manieurs de fauberts.
— Que se passe-t-il, Miller ? demanda Stephen.
— Que nous espérons apercevoir l’escadre sous peu, dit Miller, et vous voudriez pas que l’amiral voie le pont tout couvert de saletés jusqu’aux genoux, monsieur, n’est-ce pas ? Et qu’on fasse des remarques dans toute la flotte.
La saleté n’était pas discernable à l’œil d’un terrien, sauf peut-être une très légère poussière de petits morceaux de cordages usés, tombés du gréement et réunis sous le vent de la lisse, mais Stephen et le pasteur furent chassés de la dunette vers le gaillard d’arrière. Cinq minutes plus tard, la marée des robustes nettoyeurs les délogeait à nouveau et ils migrèrent vers le passavant.
— Ne voulez-vous pas descendre, monsieur ? demanda Whiting, officier de quart. Le carré est presque sec à présent.
— Merci, dit Stephen, mais je voudrais montrer à Mr Martin une mouette mélanocéphale. Je pense que nous irons sur le gaillard d’avant.
— Je vais faire envoyer votre fauteuil à l’avant, dit Pullings, mais vous ne toucherez à rien, n’est-ce pas, docteur ? Tout est absolument propre, prêt pour l’inspection de l’amiral.
— Vous êtes fort bon, Mr Pullings, dit Stephen, mais je peux à présent marcher et tenir debout sans peine. Je n’ai pas besoin du fauteuil, mais je suis sensible à votre attention.
— Vous ne toucherez à rien, docteur, lança Pullings à leur suite. Et sur le gaillard d’avant un aspirant et deux matelots de maîtresse ancre, un peu âgés, leur demandèrent de faire très attention et de ne toucher à rien. Ils étaient mal venus, encombrants, mais au bout d’un moment, Joseph Plaice, ancien compagnon de bord de Stephen et matelot d’avant, leur apporta à chacun un sac de bourre pour les pièces d’étrave et ils purent s’asseoir dans un certain confort, sans toucher ni les cordages magnifiquement lovés ni les viseurs luisants des pièces.
— La Navy est l’existence qu’il me faut, dit à nouveau Martin. En dehors même de l’excellente compagnie – et je peux dire que pour autant que j’aie pu le voir les matelots ordinaires sont aussi obligeants que les officiers.
— Je l’ai certainement constaté, dans bien des cas. À l’arrière tous les honneurs, à l’avant tous les meilleurs, comme disait Lord Nelson, dit Stephen. À l’arrière ce sont les officiers et les jeunes messieurs, à l’avant les matelots – le contenant pour le contenu, vous comprenez. Pourtant, je pense qu’en parlant de l’avant il parlait des vrais marins ; car il vous faut observer qu’un équipage comme celui-ci récupère nécessairement bon nombre de rebuts, fripouille et racaille honteusement sale et rebelle, de bons à rien sans honneur pour commencer et parfois pour toujours.
Martin s’inclina et poursuivit :
— En dehors de cela, il est un aspect que l’on ne peut mentionner que bien plus tard, et c’est le matériel. Je dois vous demander pardon, monsieur, de faire allusion à un tel sujet, mais seul un homme ayant gagné son pain par une profession dans laquelle il ne peut compter que sur lui seul, dans laquelle tout défaut d’invention, tout accès de maladie est fatal, peut apprécier l’extraordinaire confort de la certitude de cent cinquante livres par an. Cent cinquante livres par an ! Dieu du ciel ! Et l’on me dit que si je consens à faire le maître d’école pour les jeunes messieurs, des gages annuels de cinq livres par tête sont dus pour chacun.
— Je vous conjure de n’en rien faire. Voici une mouette mélanocéphale, juchée là-bas sur la longue perche qui pointe à l’avant : vous voyez son fort bec rouge foncé, la noirceur pure de sa tête ? Elle est différente de ridibundus.
— Très différente. De près, aucune confusion n’est possible. Mais s’il vous plaît, monsieur, pourquoi ne dois-je pas enseigner les jeunes messieurs ?
— Parce que, monsieur, cet enseignement exerce un effet lugubre sur l’âme. C’est la mise en exemple de la mauvaiseté de l’autorité établie, artificielle. Le pédagogue possède l’autorité presque absolue sur ses élèves. Il les bat, souvent, et insensiblement il perd le sens du respect qui leur est dû en tant qu’êtres humains. Il leur fait du mal, mais le mal qu’ils lui font est bien plus grand. Il peut aisément devenir le tyran qui sait tout, qui a toujours raison, qui est toujours vertueux ; de toute manière il est en association perpétuelle avec ses inférieurs, le roi de sa compagnie ; et en un temps étonnamment court, hélas, cela lui impose la marque de Caïn. Avez-vous jamais connu un maître d’école digne de s’associer avec des hommes faits ? Le ciel sait que je n’en ai jamais rencontré. Ils sont tous horriblement pervertis. Pourtant, chose assez curieuse, cela ne semble pas s’appliquer aux précepteurs : peut-être n’est-il guère possible de jouer la prima donna devant un public d’une seule personne. Les pères, par ailleurs…
— Les compliments de Mr Pullings, monsieur, dit un aspirant, et il prie le docteur Maturin de bien vouloir ôter ses pieds de la peinture fraîche.
Stephen le regarda, puis regarda ses pieds. C’était tout à fait vrai : la surface luisante de la caronade qui lui servait de tabouret brillait, non, comme il l’avait supposé, de polissage ou d’embruns, mais d’une peinture noir d’encre, récemment étalée.
— Mes compliments à Mr Pullings, dit-il enfin, et demandez-lui, je vous prie, qu’il me fasse savoir, quand il en aura le loisir, comment je puis ôter mes pieds de la peinture fraîche sans marquer instantanément et de manière indélébile le pont, ici et à chacun des pas que je ferai jusqu’à la descente. Ces bandages ne sauraient être enlevés à la légère. Et de toute manière, monsieur (à Mr Martin), la question ne se pose guère, car comme vous l’avez remarqué vous-même, vous jugez le théorème de Pythagore impossible à comprendre ; et l’éducation des jeunes messieurs à bord est presque exclusivement une affaire de trigonométrie et même d’algèbre, que le ciel nous préserve.
— Dans ce cas je dois abandonner mes aspirants, je le vois, dit Martin avec un sourire. Mais je crois tout de même que la Navy est l’existence qu’il me faut – une vie idéale pour un naturaliste.
— C’est vrai, c’est une fort belle vie pour un jeune homme sans attaches à terre et doté d’une constitution robuste, un jeune homme point trop délicat quant à la nourriture et qui ne vénère pas son ventre. Je suis entièrement d’accord avec vous pour penser que la meilleure espèce d’officier de marine est d’excellente compagnie, mais il en est d’autres ; et le poison de l’autorité peut saper un capitaine, avec les plus infortunés effets sur tout l’équipage du navire. Par ailleurs, si pour votre malheur vous avez à bord un fâcheux ou un fat irascible, vous voilà cloîtré avec lui pour des mois et même des années, de sorte que ses défauts deviennent intensément fastidieux et les premiers mots de ses anecdotes, si souvent répétés, un tourment démoniaque. Quant à être l’existence idéale pour un naturaliste, eh bien, elle a effectivement des avantages, mais il vous faut considérer que la fonction première de la Navy est de prendre, brûler ou détruire l’ennemi, non de contempler les merveilles des profondeurs. Les ressources extrêmes du langage ne sauraient suffire à décrire la frustration qu’un naturaliste doit subir dans cette épuisante poursuite de fins purement politiques, matérielles : si l’on nous avait accordé quelques jours à terre à Minorque, par exemple, j’aurais pu vous montrer non seulement le traquet rieur, non seulement le curieux traquet de Minorque, mais le faucon d’Éléonore ! Le gypaète barbu !
— Je suis sûr que ce que vous dites est profondément vrai, dit Martin, et je m’incline devant votre expérience – je ne nourrirai aucune illusion. Et pourtant, monsieur, vous avez vu le grand albatros, les pétrels de l’Antarctique, les manchots et pingouins dans toute leur intéressante diversité, les éléphants de mer, le casoar des lointaines îles des Épices, l’émeu fouillant les plaines torrides, le cormoran huppé à l’œil bleu. Vous avez aperçu le léviatan !
— J’ai aussi vu le paresseux à trois doigts, dit le docteur Maturin.
— Voile en vue ! lança la vigie en tête du mât de misaine. Ho, du pont, là, quatre vaisseaux, six vaisseaux, une escadre par l’avant tribord.
— Ce sera la flottille de Sir John Thornton, dit Stephen. À présent, nous devons nous faire propres : peut-être devrions-nous appeler le barbier.
Le capitaine Aubrey, aussi propre que son meilleur uniforme brossé à neuf pouvait le faire paraître, la médaille d’Aboukir à la boutonnière, l’épée réglementaire au côté (l’amiral Thornton était très à cheval sur l’étiquette), descendit le flanc du Worcester avec toute la cérémonie navale appropriée, précédé d’un aspirant portant plusieurs paquets sous le bras. Il était grave et silencieux tandis que son canot d’apparat franchissait la vaste étendue de mer séparant les deux lignes d’énormes vaisseaux alignés, devant et derrière l’Ocean, chacun exactement à sa place, à deux encablures du suivant. Bien que ceci fût simplement une parenthèse dans sa carrière, un passage routinier dans l’incessant blocus de Toulon, avec fort peu de perspectives de combat, il fallait cependant tenir compte de la mer, des vents brusques et sauvages du golfe du Lion ; et l’inattendu restait toujours possible. L’amiral Thornton, marin remarquable, exigeait de ses capitaines un très haut degré de compétence ; il n’hésitait jamais à sacrifier des individus lorsqu’il jugeait que le bien du service était en jeu – il avait mis sur la plage à tout jamais bien des officiers –, et si Jack ne pouvait guère espérer se distinguer au cours de cette parenthèse, il était tout à fait possible qu’il y subît une disgrâce, en particulier du fait que l’amiral Harte, qui commandait en second, ne l’aimait pas. Ses pensées étaient plus sombres, son visage moins joyeux que d’habitude. Après les quelques premières semaines d’activité pour mettre le Worcester en état, semaines au cours desquelles il avait porté son artillerie à un niveau d’efficacité relativement correct, le navire s’était installé dans la routine habituelle de la vie navale, navire heureux dans l’ensemble ; et comme il disposait avec Tom Pullings d’un excellent second, il avait eu tout le loisir de s’inquiéter pour ses affaires terriennes, ses difficultés juridiques horriblement compliquées et périlleuses. Il avait conservé bien peu de latin de son passage bref, lointain et pour l’essentiel inefficace à l’école, mais une maxime lui courait encore en tête, dont la substance était qu’aucun navire ne saurait courir plus vite que le souci. Le Worcester avait couru quelque deux mille milles aussi vite qu’il pouvait le mener, pourtant le souci restait là, chassé uniquement par les exercices de canon et ses soirées avec Stephen, Scarlatti, le vieux Bach et Mozart.
Bonden amena le canot à effleurer le navire amiral. Jack fut accueilli à bord avec plus de cérémonie encore, les sifflets des boscos trillant follement, l’infanterie de marine présentant armes avec un superbe claquement simultané ; il salua le gaillard d’arrière, constata que l’amiral ne s’y trouvait pas, salua le capitaine de la flotte, serra la main du capitaine de l’Océan, prit les paquets des mains de son aspirant et se retourna vers un homme en noir, le secrétaire de l’amiral, qui le conduisit en bas.
L’amiral leva les yeux des innombrables papiers éparpillés sur son vaste bureau, dit « Asseyez-vous, Aubrey. Excusez-moi quelques instants » et continua d’écrire. Sa plume grinçait. Jack se tint là, très grave, à juste titre, car l’homme devant lui, brillamment éclairé par le soleil méditerranéen pénétrant par la fenêtre de poupe, était le fantôme pâle, chauve et boursouflé de l’amiral Thornton qu’il avait connu : un homme sans aucun glorieux combat attaché à son nom mais doté d’une immense réputation de capitaine combattant et plus encore d’organisateur et de fanatique de la discipline, un homme à la personnalité aussi forte que celle de Saint-Vincent et qui lui ressemblait un peu, si ce n’est qu’il avait horreur du fouet et accordait beaucoup d’attention à l’observance religieuse – et qu’il était heureux en mariage. Jack avait servi sous ses ordres. Et s’il avait connu bien des amiraux depuis cette époque, il le trouvait toujours aussi redoutable, bien qu’effroyablement vieilli et malade. Jack restait là, à réfléchir au passage du temps et à ses mutilations. Il regarda, sans presque savoir ce qu’il voyait, la tête pâle et chauve de l’amiral avec quelques rares mèches de longs cheveux gris de chaque côté, jusqu’à ce qu’un vieux, vieux carlin, brusquement réveillé, déclenchât un furieux petit vacarme, se jetât droit sur lui et lui mordit la jambe, si l’on peut appeler morsure un pinçon si peu fourni en dents.
— Tais-toi, Tabby, tais-toi, dit l’amiral en continuant d’écrire.
Le carlin fit retraite, grognant et ronchonnant, roulant des yeux et défiant Jack de son coussin sous le bureau. L’amiral signa sa lettre, posa sa plume et ôta ses lunettes ; il fit un mouvement pour se lever, mais retomba. Jack sauta sur ses pieds et l’amiral tendit la main par-dessus les papiers, en le regardant sans grand intérêt.
— Eh bien, Aubrey, dit-il, bienvenue en Méditerranée. Vous avez fait une assez belle traversée étant donné le levanter. Je suis heureux qu’ils m’aient envoyé un vrai marin, cette fois : certains des gens que l’on nous attribue sont de tristes incapables. Et je suis heureux de voir que vous avez réussi à les convaincre de vous fournir des mâts raisonnables. Les gréements lourds et tout en hauteur, surtout sur un navire à flancs droits, ne sauraient convenir au service d’hiver par ici. Dites-moi, comment trouvez-vous le Worcester ?
— J’ai ici mon rapport sur son état, monsieur, dit Jack en prenant l’un de ses paquets. Mais peut-être me permettrez-vous d’abord de vous remettre ceci : quand j’ai eu l’honneur de lui rendre visite avant l’appareillage, j’ai promis à Lady Thornton que je vous le donnerais avant toute chose.
— Dieu me bénisse, des lettres de la maison, s’écria l’amiral, et ses yeux ternes et glauques retrouvèrent leur éclat et leur vie. Et deux aussi de mes filles. Ce jour est historique – je n’ai pas entendu parler d’elles depuis l’arrivée d’Excellent. Dieu me bénisse. Je vous en suis profondément reconnaissant, Aubrey, sur ma parole, vraiment.
Cette fois il se leva, dressant son corps alourdi sur des jambes décharnées pour serrer à nouveau la main de Jack ; ce faisant il aperçut le bas de soie déchiré, la petite tache de sang.
— Vous a-t-elle mordu ? s’exclama-t-il, oh, je suis vraiment désolé. Tabby, vilaine bête, quelle honte, dit-il en se penchant pour lui donner une tape : elle lui lança sans hésiter un coup de dent, sans même bouger de son coussin.
— Elle devient revêche en vieillissant, dit l’amiral, comme son maître, j’en ai peur, et elle se languit de faire un tour à terre. Savez-vous, Aubrey, que cela fait treize mois que je n’ai pas mis une ancre au fond.
Quand l’amiral eut parcouru les divers dossiers et jeté un coup d’œil à sa correspondance officielle pour voir s’il y avait quelques questions particulièrement urgentes, ils revinrent au Worcester et à la blessure de Jack. Le navire ne les retint pas longtemps ; ils le connaissaient tous deux, ainsi que la plupart des autres Quarante Voleurs, et Jack sentait l’amiral impatient d’être seul avec ses lettres. Mais Thornton exprima plusieurs fois son souci de sa blessure et de son bas déchiré :
— Au moins, je peux vous assurer que Tabitha n’est pas enragée, dit-il. Elle est juste un peu sotte et manque de discernement. Si elle était enragée, il ne resterait pas un seul officier général dans l’escadre, car elle a pincé l’amiral Harte, l’amiral Mitchell et le capitaine de la flotte maintes et maintes fois. Surtout Harte. Et aucun d’entre eux n’est tombé en convulsions, que je sache. Mais elle est vraiment revêche, je vous l’ai dit, comme son maître. Une bonne bataille avec les Français nous remettrait tous deux, nous rajeunirait et nous permettrait de rentrer enfin à la maison.
— Y a-t-il la moindre probabilité qu’ils sortent, monsieur ?
— Peut-être. Peut-être. Pas immédiatement, bien entendu, avec cette brise de sud et le baromètre stable ; mais l’escadre de terre a parlé de beaucoup d’activité depuis quelques semaines. Grand Dieu, combien j’espère qu’ils fassent une sortie ! s’exclama l’amiral en joignant et serrant les mains.
— Dieu le veuille, monsieur, dit Jack en se levant. Dieu le veuille.
— Amen à cela, dit l’amiral, et, se levant au roulis, il raccompagna Jack à la porte tout en observant : Nous devons réunir une cour martiale demain, je le crains. Vous y assisterez, bien entendu. Il y a un cas particulièrement déplaisant que je n’ai pas voulu laisser pour Malte et nous traiterons les autres en même temps. Je voudrais que ce soit déjà fait. Oh, et puis je crois que vous avez un docteur Maturin à bord. J’aimerais le voir à midi, et le médecin de la flotte aussi.